Chapitre 11 : Développement du langage chez l’enfant

11.9. Grandir bilingue (ou multilingue!)

 

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La littérature portant sur l’acquisition du langage chez les enfants comporte un parti pris : elle se concentre souvent sur les enfants qui n’acquièrent qu’une seule langue. Or, les enfants unilingues ne sont pas la norme dans le monde entier. Il est tout aussi courant que les enfants grandissent avec plus d’une langue dans leur environnement. Certains enfants parlent une langue à la maison et une autre à la garderie. Dans certaines familles, un adulte parle une langue et l’autre adulte en parle une différente. Certains enfants grandissent dans un environnement où tous les adultes parlent deux ou trois langues. Au Canada et aux États-Unis, où l’anglais jouit d’un statut privilégié, il est courant que les anglophones pensent que le fait d’être bilingue soit un désavantage, voire nuisible! On pensait que les enfants bilingues étaient moins intelligents et plus susceptibles de présenter des retards de développement et de soi-disant « perturbations affectives ». Aujourd’hui encore, au Canada, il n’est pas rare que des enseignants ou des médecins conseillent aux parents qui parlent une autre langue de s’exprimer en anglais à la maison pour que leur enfant ne soit pas désorienté. C’est également le type de raisonnement qui conduit les parents entendants ayant des enfants sourds à s’inquiéter du fait que l’apprentissage d’une langue des signes risque d’empêcher leur enfant d’acquérir une langue parlée. Est-il donc risqué pour les enfants d’être bilingues? Plutôt que des opinions, examinons les faits.

N’oubliez pas que la grammaire mentale des enfants se développe en réponse à la stimulation de l’environnement linguistique : quelle que soit la langue utilisée par les personnes qui les entourent, c’est cette langue que l’enfant apprendra. La quantité de stimulation linguistique joue un rôle dans le rythme d’acquisition du langage des enfants. Comme nous l’avons vu plus haut, les enfants sourds qui n’ont pas accès à un environnement linguistique utilisant la voix ne peuvent pas développer une grammaire mentale pour cette langue vocale. À plus petite échelle, un enfant unique qui est à la maison avec un seul adulte toute la journée peut ne pas recevoir beaucoup de stimuli linguistiques. Cet enfant pourrait donc ne pas parler beaucoup jusqu’à ce qu’il commence à aller à la garderie, environnement où il est exposé à beaucoup de langage.

Comparons les environnements linguistiques de deux enfants hypothétiques. Pour simplifier cet exemple, disons qu’ils sont tous deux éveillés douze heures par jour et que, tant qu’ils sont éveillés, ils sont exposés à une langue. L’enfant dans un environnement unilingue est exposé à la langue A douze heures par jour. L’enfant évoluant dans un environnement bilingue reçoit, par exemple, six heures de langue A et six heures de langue B. Il n’est simplement pas exposé à la même quantité de l’une ou l’autre langue que l’enfant unilingue. Il faut donc un peu plus de temps pour qu’ils aient été exposés suffisamment à chaque langue pour construire une grammaire mentale pour chacune d’entre elles. Autrement dit, si vous mesurez le développement du langage d’un enfant bilingue dans l’une de ses deux langues, il se peut qu’il soit un peu en retard par rapport au développement d’un enfant unilingue. Leur vocabulaire dans une seule langue est un peu plus restreint et il leur faut un peu plus de temps pour atteindre les jalons typiques du développement grammatical (Hoff et al., 2011). Mais cela ne vaut que pour une seule langue! Si l’on compare l’étendue du vocabulaire d’un enfant bilingue dans ses deux langues, on constate qu’il est identique, voire supérieur, à celui d’un enfant unilingue au même âge (Hoff et al., 2014). Il est donc vrai qu’il y a parfois un léger retard dans le développement des enfants bilingues dans chacune de leurs langues par rapport aux enfants unilingues, lorsqu’il est mesuré à l’aide des tests normalisés pour ces derniers.

Mais n’oubliez pas que l’acquisition du langage n’est pas une course! Le fait d’atteindre un jalon important quelques semaines plus tard que les autres enfants ne doit pas être une source d’inquiétude. Il y a beaucoup de variations entre les enfants et entre les environnements linguistiques. Certaines recherches indiquent que ce retard se situe dans la fourchette normale de variation pour les enfants unilingues, alors que d’autres suggèrent que la plupart des enfants bilingues rattrapent les enfants unilingues dans leurs deux langues vers l’âge de dix ans. Dans ce cas, pourquoi les parents qui ont immigré au Canada subiraient-ils des pressions pour parler anglais à la maison? Si l’on se réfère aux chapitres précédents, cela a probablement plus à voir avec le pouvoir et les privilèges qu’avec le développement des enfants. La stigmatisation associée aux langues autres que l’anglais et aux accents dits « étrangers » s’étend également aux enfants, ce qui signifie que les enseignants et les médecins unilingues perçoivent parfois chez les enfants bilingues des « problèmes » qu’ils ne remarquent pas chez les enfants unilingues.

Or, les données disponibles montrent que les enfants bilingues peuvent présenter de légers retards dans leur développement du langage, mais ces retards ne sont pas préjudiciables et ils finissent généralement par rattraper leurs camarades unilingues. Il semble également que l’acquisition de plus d’une langue présente des avantages. De nombreuses recherches ont porté sur les fonctions exécutives, c’est-à-dire l’ensemble des processus mentaux qui régissent l’attention et contrôlent les impulsions. Il existe un ensemble de preuves indiquant que les personnes bilingues obtiennent des résultats plus élevés que les personnes unilingues lorsque la fonction exécutive est mesurée (Bialystok, 2009; Byers-Heinlein et al., 2017; Peal & Lambert, 1962). L’idée est que, lorsque vous êtes bilingue, votre esprit est toujours occupé à réprimer une langue afin de traiter des informations dans l’autre langue. Cette compétence s’applique à d’autres domaines où l’esprit doit inhiber des informations non pertinentes pour se concentrer sur quelque chose. Nous tenons à préciser que les psychologues et les linguistes ne sont pas tous d’accord sur ces effets, car il existe de nombreuses façons de définir le « bilinguisme » et parce que beaucoup d’autres facteurs que la langue contribuent aux fonctions exécutives. Il semble toutefois que le fait d’être bilingue soit l’un des éléments qui contribuent au bon fonctionnement des fonctions exécutives. Si vous souhaitez en savoir plus à ce sujet, nous vous invitons à lire Valian (2015) pour un résumé utile.

Outre la recherche sur les fonctions exécutives, il est également prouvé que l’acquisition de plus d’une langue façonne les attentes des enfants à l’égard des autres. Bien avant l’âge de 1 an, les enfants ont tendance à s’attendre à ce que les autres humains soient coopératifs. Par exemple, ils montrent de la surprise (mise en évidence par des temps de regard plus longs) lorsqu’un adulte essaie d’atteindre un objet et qu’un autre adulte leur tend un objet différent (Vouloumanos et al., 2014). Si, dans ce scénario, les adultes parlent une langue inconnue, les enfants bilingues de 14 mois sont toujours surpris : il semble qu’ils s’attendaient à ce que le discours des adultes transmette un message et ils sont donc surpris par le manque de coopération. Mais les enfants unilingues réagissent différemment : si les adultes parlent une langue qui ne leur est pas familière, les enfants ne montrent pas de surprise lorsque l’adulte n’est pas coopératif. Cela suggère en quelque sorte qu’ils ne s’attendaient pas à ce que ce discours non familier transmette un quelconque message significatif (Colomer & Sebastian-Galles, 2020). Il existe également des preuves récentes que les tout-petits et les enfants d’âge préscolaire bilingues présentent moins de préjugés raciaux que les enfants unilingues lors de tests de préjugés inconscients et de reconnaissance des mots prononcés (Singh, Quinn, et al., 2020; Singh, Tan, et al., 2020).

Pour les familles qui immigrent, l’un des principaux avantages d’élever des enfants dans les deux langues est de conserver le lien avec les proches plus âgés. Que le bilinguisme ait ou non des effets bénéfiques sur les fonctions exécutives ou qu’il entraîne un léger retard dans l’enrichissement du vocabulaire, il est extrêmement précieux pour les enfants de pouvoir communiquer et d’entretenir une relation avec leurs grands-parents. Dans l’ensemble, rien ne prouve que le fait de grandir en étant bilingue ou multilingue soit néfaste. Il existe cependant des preuves que cela peut être bénéfique. Du reste, cela aboutit à connaître plus d’une langue, ce qui est plutôt bien! Si vous souhaitez savoir comment soutenir les familles dans le maintien du bilinguisme des enfants, l’ouvrage de Jürgen Meisel (2019) est utile pour les non-spécialistes.

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Références

Bialystok, E. (2009). Bilingualism: The good, the bad, and the indifferent. Bilingualism: Language and Cognition, 12(01), 3.

Byers-Heinlein, K., Morin-Lessard, E., & Lew-Williams, C. (2017). Bilingual infants control their languages as they listen. Proceedings of the National Academy of Sciences, 114 (34), 9032 – 9037.

Colomer, M., & Sebastian-Galles, N. (2020). Language background shapes third-party communication expectations in 14-month-old infants. Cognition, 202, 104292.

Hoff, E., Core, C., Place, S., Rumiche, R., Señor, M., & Parra, M. (2011). Dual language exposure and early bilingual development. Journal of Child Language, 39(1), 1 – 27.

Hoff, E., Rumiche, R., Burridge, A., Ribot, K. M., & Welsh, S. N. (2014). Expressive vocabulary development in children from bilingual and monolingual homes: A longitudinal study from two to four years. Early Childhood Research Quarterly, 29(4), 433 – 444.

Meisel, J. (2019). Bilingual Children: A Parents’ Guide (1st ed.). Cambridge University Press.

Peal, E., & Lambert, W. E. (1962). The relation of bilingualism to intelligence. Psychological Monographs: General and Applied, 76(27), 1 – 23.

Singh, L., Quinn, P. C., Qian, M., & Lee, K. (2020). Bilingualism is associated with less racial bias in preschool children. Developmental Psychology, 56(5), 888 – 896.

Singh, L., Tan, A. R. Y., Lee, K., & Quinn, P. C. (2020). Sensitivity to race in language comprehension in monolingual and bilingual infants. Journal of Experimental Child Psychology, 199, 104933.

Valian, V. (2015). Bilingualism and cognition. Bilingualism: Language and Cognition, 18(1), 3 – 24.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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