Chapitre 11 : Développement du langage chez l’enfant

11.8. Développer le sens des mots

 

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Nous avons vu que les jeunes enfants développent déjà une phonologie, une morphologie et une syntaxe assez sophistiquées. Il est également prouvé que les enfants ont des intuitions sémantiques subtiles dès leur plus jeune âge.

Un seul sens par nom

Nous avons vu précédemment que les premiers sens que les enfants donnent aux noms sont souvent trop ou pas assez élaborés. Leurs idées deviennent plus proches de celles des adultes à mesure qu’ils acquièrent de l’expérience des choses et des catégories de choses dans le monde.

Dans le chapitre précédent, nous avons expliqué la différence entre les noms dénombrables comme « pencils » et « cookies » et les noms non dénombrables ;comme « rice » et « money ». Nous avons également démontré que d’une langue à l’autre, cette distinction de sens est codée en utilisant des stratégies morphosyntaxiques différentes. En anglais, les noms dénombrables au singulier doivent avoir un déterminant, tandis qu’au pluriel, ils peuvent apparaître sans déterminant. Les noms non dénombrables n’admettent pas vraiment de forme au pluriel, mais ils sont néanmoins grammaticaux sans déterminant dans leur forme au singulier.

Noms dénombrables Noms non dénombrables
I want a cookie. *I want a rice.
*I want cookie. I want rice.
I want cookies. *I want rices.
I want three cookies. *I want three rices.

Ces propriétés morphosyntaxiques sont suffisamment importantes pour que les enfants qui apprennent l’anglais fassent la distinction entre les noms dénombrables et les noms non dénombrables très tôt dans leur production linguistique. Le chercheur Peter Gordon a examiné le corpus oral de deux enfants qui apprenaient l’anglais à l’âge de un an et neuf mois et de trois ans et demi (Gordon, 1988). Il a constaté que même avant l’âge de deux ans, ces enfants employaient rarement des noms non dénombrables au pluriel. En d’autres termes, leur discours comprenait de nombreux noms dénombrables au pluriel tels que « dogs » et « balls », mais pratiquement aucun nom non dénombrable qui serait agrammatical au pluriel tel que « milks » ou « sands ». En revanche, ils produisaient certains noms dénombrables au singulier sans déterminant (comme « I want cookie ») en raison de la nature télégraphique de leur discours. Leur production de déterminants obligatoires pour les noms dénombrables au singulier n’est devenue constante qu’après l’âge de trois ans.

Les résultats de cette étude de corpus suggèrent que la distinction entre « non dénombrable » et « dénombrable » est acquise très tôt dans la syntaxe des enfants qui apprennent l’anglais. Cependant, comment savoir quels sens les enfants associent à ces deux schémas syntaxiques différents? Une ;expérience (Barner et Snedeker, 2005) comportait des ficelles qui pouvaient être interprétées d’une manière ou d’une autre, avec un sens dénombrable ou non dénombrable. Les chercheurs ont montré aux enfants des paires d’images comme celle-ci, qui représente une pile de ficelle d’un côté et plusieurs petits bouts de ficelle de l’autre.

Figure 11.11. Deux images. Un amas de ficelle emmêlée à gauche. Trois petits bouts de ficelle à droite.

Les résultats ont été clairs : les enfants de quatre ans ont presque toujours choisi l’image de plusieurs petites ficelles à la question « Who has more strings? » (« ficelles » au pluriel) et l’image de l’amas de ficelle emmêlée à la question « Who has more string? » (« ficelle » au singulier), ce qui montre qu’ils avaient des représentations mentales cohérentes des deux significations différentes.

Comment devenir linguiste : Avec des marionnettes!

À l’âge préscolaire (environ trois ans), les enfants peuvent répondre à des questions qui révèlent comment ils comprennent les mots et les phrases. Pour atténuer la timidité des enfants et faire en sorte que l’expérience ressemble à un jeu, de nombreux chercheurs interagissent avec les enfants à l’aide d’une marionnette. Dans certaines expériences, les enfants « enseignent » à la marionnette des notions sur le langage en pointant du doigt certaines images ou certains jouets en réponse aux questions des chercheurs. Dans d’autres cas, la marionnette décrit un scénario à l’aide d’une phrase ambiguë qui intéresse les chercheurs. La réaction des enfants à la phrase de la marionnette indique l’interprétation qu’ils en ont faite.

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En chinois mandarin, la différence sémantique entre « non dénombrable » et « dénombrable » n’est pas codée morphologiquement, mais à l’aide de classificateurs. Les classificateurs sont des mots fonctionnels qui indiquent la catégorie sémantique des noms. ;Nous ne pouvons pas entrer dans les détails ici, mais les linguistes ont montré que certains classificateurs en mandarin correspondent à la signification de « dénombrable » tandis que d’autres à la signification de « non dénombrable ». Chien et ses collaborateurs ;(2003) ont utilisé une expérience avec des marionnettes pour observer les interprétations des classificateurs par les enfants.

Dans l’expérience du classificateur, les enfants ont été informés qu’un jouet Mickey Mouse venait d’apprendre le chinois et avait besoin de leur aide pour demander ce qu’il voulait. À chaque essai, trois options étaient proposées pour répondre à la demande de Mickey : deux objets individuels, tels qu’un crayon ou un chapeau, et une substance telle que du riz. L’expérimentateur disait ensuite une phrase dont la forme est illustrée ci-dessous.

Mǐqí shuō tā yào ;___ something. Gàosù lǎoshī mǐqí yào ___ shénme.
Mickey says that he wants ___ something. Tell teacher what ___ Mickey wants.

Dans la partie de la phrase ;représentée par un blanc, l’expérimentateur prononçait soit un classificateur de nom dénombrable, soit un classificateur de nom non dénombrable. Les phrases se terminaient par un mot que les enfants ne connaissaient pas (le mot anglais « something »), et ils devaient donc utiliser leur compréhension du reste de la phrase pour comprendre ce que Mickey voulait. Avec trois options possibles, le simple fait de deviner aurait conduit à environ 33 % de réponses correctes. Toutefois, même les enfants de trois ans ont obtenu environ 60 % d’exactitude dans le choix de l’objet correspondant au classificateur. Les enfants de quatre et cinq ans étaient encore plus précis, et les enfants de six ans atteignaient des performances dignes d’un adulte. Les chercheurs interprètent leurs résultats comme indiquant que la distinction entre « non dénombrable » et « dénombrable » est présente dans la grammaire mentale des enfants qui apprennent le mandarin.

Les sens attribuables à certains adjectifs

Rappelons qu’au chapitre précédent, nous avons vu que les adjectifs gradables indiquent un certain degré sur une échelle qui dépend du contexte. Par exemple, on peut qualifier un enfant de cinq ans de « shorter » parce qu’il est plus petit que la plupart des adultes et tout aussi logiquement le qualifier de « tall » parce qu’il est grand par rapport aux autres enfants de maternelle. ;En revanche, un adjectif non gradable comme « wooden » n’implique pas d’échelle et son utilisation dans le cadre d’une comparaison serait, au mieux, inhabituelle, voire agrammaticale.

Gradable Non gradable
Zainab is tall. This table is wooden.
Zainab is very tall. #This table is very wooden.
Zainab is taller than Xavier. #This table is more wooden than that chair.

La grammaire mentale des jeunes enfants représente-t-elle différemment ces deux sens attribuables aux adjectifs? Dans le cadre d’une expérience portant sur la compréhension des adjectifs gradables chez les enfants, Kristen Syrett et ses collègues (Syrett et al., 2010) ont demandé à des enfants âgés de trois à cinq ans d’enseigner à une marionnette comment demander des choses. Chaque essai comprenait deux objets et la marionnette demandait l’un d’entre eux. Le travail de l’enfant consistait à dire s’il pouvait donner à la marionnette ce qu’elle demandait et si ce n’était pas le cas, d’expliquer pourquoi. Voici un exemple :

Il y a deux formes en plastique sur la table, un cercle rouge et un cercle bleu. La marionnette dit : « Please give me the red one. » Les enfants âgés d’à peine trois ans donnent le cercle rouge à la marionnette à presque tous les essais. Cependant, s’il y a un cercle rouge et un carré rouge et que la marionnette dit « Please give me the red one », il n’y a pas qu’une seule bonne réponse possible. Dans ce cas, même les enfants de trois ans se comportent comme les adultes. Ils ne se contentent pas de choisir une forme rouge et de la donner. Ils disent plutôt une phrase du genre : « But I have TWO red ones! » ou « What red one? »

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Figure 11.12a. Un cercle rouge et un cercle bleu.

Figure 11.12b. Un cercle rouge et un carré rouge.

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Dans la deuxième partie de l’expérience, les chercheurs utilisent cette technique de demande de la marionnette pour voir comment les enfants interprètent les adjectifs gradables. Ainsi, au lieu d’avoir des objets de couleur ou de forme différente, ils ont des paires de blocs. Dans un cas, les deux blocs sont gros, mais l’un est plus gros que l’autre. Dans l’autre cas, les deux blocs sont petits, mais l’un est plus gros que l’autre. La marionnette demande : « Please give me the big one. »

Photo de quatre blocs sur un plancher en bois. Deux sont de gros blocs en mousse, un bloc gris légèrement plus gros qu’un bloc bleu. Deux sont de petits blocs jaunes, l’un plus petit que l’autre.

Figure 11.13. Deux gros blocs et deux petits blocs.

Si les enfants interprètent l’adjectif « big » de la même manière qu’ils ont interprété « red », on peut s’attendre à ce qu’ils soient bloqués. Le groupe de mots « the big one » leur demande de choisir un bloc, mais il y a deux gros blocs dans le premier cas et aucun dans le second. Toutefois, les enfants ne restent pas bloqués! Dans les deux cas, ils choisissent le bloc le plus gros et le donnent à la marionnette. Cela nous indique que leur interprétation de l’adjectif gradable « big » dépend effectivement de l’échelle qui est elle-même déterminée par le contexte. Même si les deux blocs sont gros, ils interprètent que « big » signifie le plus gros en comparaison avec les autres.

Les résultats de cette expérience nous permettent de conclure que la sémantique des adjectifs gradables chez les enfants comprend une certaine mesure de degré sur une échelle et que le choix de l’échelle dépend du contexte dans lequel l’adjectif est utilisé.

Boutons de différentes formes, tailles et couleurs.

Figure 11.14. Divers boutons

Toujours à propos des adjectifs, Syrett (2015) a adopté une technique similaire pour étudier un autre aspect de la compréhension des adjectifs. Cette expérience a fait appel à des images plutôt qu’à des objets réels. Tout d’abord, les enfants ont vu une image de plusieurs boutons ayant des tailles, des couleurs et des formes variées. La marionnette a montré les différentes formes et couleurs. L’image suivante montre les boutons disposés de manière à tracer le contour d’une forme. Dans l’image présentée ici, une trentaine de boutons en forme d’étoile sont disposés de manière à former une étoile.

Une trentaine de boutons verts en forme d’étoile sont disposés de manière à créer le contour d’une étoile à cinq branches.

Figure 11.15. Boutons en forme d’étoile disposés en étoile.

Lors du test, les enfants ont vu deux images côte à côte. Une image montrait des boutons en forme de triangle disposés en cercle, et l’autre montrait des boutons en forme de cercle disposés en triangle.

Une douzaine de boutons roses en forme de triangle disposés de manière à former un cercle.

Figure 11.16a. Boutons triangulaires disposés en cercle.

Environ 15 boutons bleus ronds disposés de manière à former un triangle.

Figure 11.16b. Boutons ronds disposés en triangle.

La marionnette demande alors à l’enfant : « Point to the round buttons ». Les enfants de plus de trois ans ont pointé du doigt les boutons ronds, et non les boutons triangulaires disposés en cercle. Même les enfants âgés de deux ans et demi ont choisi les boutons ronds trois fois sur quatre. Syrett a conclu que les enfants savent qu’un prédicat tel que « round » s’applique à des éléments individuels, et non à un groupe d’éléments.

À la lumière de ces deux expériences, nous pouvons constater que les enfants ont une grammaire mentale qui possède des représentations assez avancées de la sémantique des adjectifs. Ils ont des interprétations semblables à celles des adultes pour les adjectifs gradables en fonction du contexte et comprennent que les adjectifs utilisés avec des noms dénombrables s’appliquent à des éléments individuels.


 

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https://ecampusontario.pressbooks.pub/essentialsoflinguistics2/?p=529#h5p-89


Références

Barner, D., & Snedeker, J. (2005). Quantity judgments and individuation: Evidence that mass nouns count. Cognition, 97(1), 41–66.

Chien, Y.-C., Lust, B., & Chiang, C.-P. (2003). Chinese Children’s Comprehension of Count-Classifiers and Mass-Classifiers. Journal of East Asian Linguistics, 12, 91–120.

Gordon, P. (1988). Count/mass category acquisition: Distributional distinctions in children’s speech. Journal of Child Language, 15(1), 109–128.

Syrett, K. (2015). Mapping Properties to Individuals in Language Acquisition. Proceedings of the Boston University Conference on Language Development 39, 398–410.

Syrett, K., Kennedy, C., & Lidz, J. (2010). Meaning and Context in Children’s Understanding of Gradable Adjectives. Journal of Semantics, 27(1), 1–35.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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