Chapitre 11 : Développement du langage chez l’enfant
11.4 Production précoce du langage
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Nous avons vu dans la partie précédente que les bébés en apprennent déjà beaucoup sur leur langage avant même de pouvoir parler. S’ils apprennent tant de choses si rapidement, pourquoi ne parlent-ils pas tout de suite? Tout simplement parce que leur corps n’est pas encore prêt. Les nouveau-nés peuvent assurément pleurer, ce qui sollicite leurs poumons et leur conduit vocal. Mais le larynx d’un nouveau-né est situé plus haut dans le conduit vocal que celui d’un adulte : il commence à s’abaisser vers l’âge de six mois. Et les nouveau-nés ont bien peu de contrôle sur leurs mouvements! Il leur faut quelques mois pour à apprendre à bouger leurs articulateurs. Ils commencent par avoir le contrôle de leurs doigts, de leurs mains et de leurs avant-bras, et ce n’est que plus tard qu’ils apprennent à contrôler leur mâchoire, leur langue et leurs lèvres. Au cours des premiers mois qui suivent la naissance, les mouvements des mains et les productions vocales relèvent plutôt du hasard : ils gigotent et gazouillent essentiellement.
Babillage
Lorsque les bébés commencent à structurer leurs mouvements, leurs productions vocales nous indiquent que leur grammaire mentale commence aussi à s’organiser. À partir de l’âge de six mois environ, les sons émis par les bébés commencent à avoir une certaine structure syllabique. Ils commencent à produire des syllabes consonne-voyelle dédoublées. La voyelle de leurs syllabes est généralement le [a] grave, prononcé avec la mâchoire complètement ouverte, et les consonnes sont généralement des occlusives voisées. Pourquoi des occlusives voisées? Ils apprennent encore à maîtriser leur conduit vocal, il est donc plus facile d’alterner entre une ouverture totale pour les voyelles et une obstruction totale pour les occlusives que de produire des consonnes avec une obstruction partielle comme les fricatives ou les approximantes. Même chose pour le voisement : s’ils se contentent de faire vibrer leurs cordes vocales pour les voyelles et les consonnes voisées, c’est plus facile que d’alterner entre les voyelles voisées et les consonnes non voisées. Le babillage classique d’un bébé, que les linguistes appellent le babillage canonique, est donc [babababa] ou [dadadada]. Au fur et à mesure qu’ils grandissent et renforcent leurs habiletés motrices, ils commencent à varier les voyelles et les consonnes, et leurs babillages peuvent ressembler davantage à [badibadi] ou à [ɡudaɡuda].
Le babillage commence vers l’âge de six mois pour les bébés sourds comme pour les bébés entendants, mais les bébés sourds produisent progressivement moins de babillage au fur et à mesure qu’ils grandissent. Lorsque c’est la langue des signes qui caractérise leur environnement du langage, les bébés commencent à babiller en utilisant leurs mains. Les bébés sourds et entendants qui grandissent dans un environnement où c’est la langue des signes qui prédomine produisent des syllabes dédoublées en faisant des gestes avec leurs mains pour imiter l’environnement du langage (Petitto et coll. [2004]; Petitto et Marentette [1991]). Les premières manifestations de l’acquisition de la langue des signes par les bébés sont plus souvent celles des articulateurs proximaux (les plus proches du torse, comme les coudes et les poignets) que celles des articulateurs distaux (les plus éloignés du torse, comme les doigts et les articulations) (Chen Pichler, 2012).
Nous avons donc la preuve que le babillage ne se résume pas à des sons faits au hasard. Que l’environnement du langage soit vocal ou gestuel, les bébés commencent à produire des formes organisées de façon similaire à la langue de l’environnement :
- Leurs babillages sont constitués de structures linguistiques s’apparentant aux structures syllabiques.
- Ils alternent entre des mouvements de la main et des formes effectuées avec la main, ou entre un conduit vocal fermé et ouvert.
- Leurs babillages se composent d’un sous-ensemble de segments ou de formes effectuées avec la main qui apparaissent dans l’environnement du langage.
Ainsi, lorsque vous voyez ou entendez un bébé babiller, cela peut paraître tout à fait insensé, mais en réalité, il exerce sa grammaire mentale!
Premiers mots
Lorsque les bébés babillent, ils s’exercent à faire des formes, c’est-à-dire les signes ou les sons de la langue qu’ils sont en train d’acquérir. Rappelez-vous ;qu’un mot associe une forme à un sens. Comment savoir si un enfant qui produit une forme y associe une signification? En d’autres termes, comment savoir s’ils babillent ou s’ils produisent des mots? Nous devons tenir compte du contexte. Si un enfant qui apprend l’anglais dit [baba] lorsqu’il attrape son biberon ou une balle, il utilise probablement cette forme pour y faire référence, et cela compte donc comme un mot, même s’il n’a pas la même forme que le mot adulte [bɑɾəl] ou [bɑl]. Mais s’il produit [baba] juste pour le plaisir de faire des sons, son énoncé est non référentiel, il n’a pas de sens, il est donc considéré comme du babillage.
Les bébés qui apprennent la langue des signes peuvent souvent signer leurs premiers mots vers huit ou neuf mois, alors que les bébés qui acquièrent une langue parlée le font généralement plus tard, vers l’âge d’un an. Cette différence pourrait s’expliquer par le fait que les bébés développent la motricité de leurs mains et de leurs bras plus tôt que celui de leur langue et de leurs lèvres. Cela pourrait également s’expliquer par le fait que les mots signés ont plus souvent des formes iconiques que les mots parlés.
Lorsque les enfants commencent à produire et à comprendre des mots, les premiers mots de leur vocabulaire sont assez similaires, et ce, sans égard aux langues ou aux modalités. En général, les premiers sens des mots qu’ils acquièrent se rapportent à des choses communes et observables dans leur environnement immédiat, comme les noms des membres de leur famille et de leurs animaux de compagnie, le mot bébé et les mots désignant des objets communs comme le lait, la balle, la chaussure. Il est également courant que leurs premiers mots comprennent des salutations comme allo et bye, et d’autres expressions telles que oh-oh et non. S’il y a des verbes dans leurs premiers mots, ils réfèrent souvent à des actions comme pleurer ou ;manger.
Bien entendu, comme les enfants d’un an ont une expérience bien limitée du monde dans lequel ils gravitent, ils n’ont souvent pas encore intégré dans leur grammaire mentale des significations dignes d’un adulte. Par exemple, je connais un bambin qui a vu une citrouille pour la première fois et qui s’est exclamé : « Pomme! » Si l’enfant n’a pas encore de représentation mentale pour les citrouilles et les courges, il risque d’étendre le sens du mot pomme à de nombreux autres fruits ronds. Il est également fréquent que le sens des mots utilisés par les enfants ne soit pas suffisamment étendu; par exemple, le mot éléphant peut désigner un animal en peluche particulier, mais pas d’autres éléphants, qu’ils soient réels ou qu’il s’agisse de jouets. En bref, les enfants donnent un sens aux mots en fonction de leur expérience avec ce mot dans leur environnement.
À la lumière de leurs recherches réalisées auprès d’enfants aveugles et d’enfants voyants, Landau et Gleitman (1985) sont en mesure d’illustrer de façon éloquente la mesure dans laquelle les enfants donnent un sens aux mots selon leur expérience de l’environnement. On pourrait penser qu’un enfant aveugle n’a pas vraiment de concept pour le verbe regarder, puisqu’il ne voit pas, mais ce n’est pas le cas. Lors d’une expérience, les chercheurs ont demandé aux enfants de « regarder vers le haut ». Les enfants voyants inclinaient la tête pour faire face au plafond, même s’ils portaient un bandeau. Mais lorsqu’ils ont demandé à une enfant aveugle, qu’ils ont appelée Kelli, de « regarder vers en haut », elle a continué à regarder vers l’avant et a levé les mains vers le plafond! Cela signifie-t-il que la signification que Kelli donne au verbe regarder est la même que pour le verbe toucher? Lors de l’expérience suivante, les chercheurs ont placé un objet devant Kelli et lui ont dit : « Tu peux le toucher, mais ne le regarde pas. » Elle tapotait ou caressait l’objet, puis, une fois qu’on lui a dit ;« Maintenant, tu peux le regarder », elle a passé ses mains sur l’objet pour l’explorer. Donc, ;tout comme les enfants voyants, la grammaire mentale de Kelli avait deux significations distinctes pour les deux verbes regarder et toucher. Toutefois, elle donnait au verbe regarder une signification différente de celle des enfants voyants, car son expérience du monde était différente.
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Références
Chen Pichler, D. (2012). Acquisition. In R. Pfau, M. Steinbach, & B. Woll (Eds.), Sign language: An International Handbook (pp. 647–686). De Gruyter Mouton.
Landau, B., & Gleitman, L. R. (1985). Language and Experience: Evidence from the Blind Child. Harvard University Press.
Petitto, L. A., & Marentette, P. F. (1991). Babbling in the Manual Mode: Evidence for the Ontogeny of Language. Science, 251(5000), 1493–1496.
Petitto, L. A., Holowka, S., Sergio, L. E., Levy, B., & Ostry, D. J. (2004). Baby hands that move to the rhythm of language: Hearing babies acquiring sign languages babble silently on the hands. Cognition, 93(1), 43–73.