Introduction

Denyse Baillargeon; Isabelle Bouchard; et Magda Fahrni

Ce livre électronique réunit les traductions en français d’une dizaine d’articles publiés par des membres du Groupe d’histoire de Montréal/Montreal History Group (GHM/MHG) entre 2002 et 2019 dans divers ouvrages collectifs et revues scientifiques. Réalisées grâce aux subventions d’infrastructure du Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FRQSC) obtenues par le groupe[1], ces traductions, d’abord mises en ligne sur notre site Internet, avaient pour premier objectif d’élargir le bassin de textes disponibles pour l’enseignement de l’histoire du Québec en français, notamment auprès des étudiant·e·s du premier cycle. Le regroupement de ces textes dans le présent ouvrage permet de les considérer non seulement sous l’angle de leur utilité pédagogique, mais aussi en tant que témoins de l’évolution des problématiques de recherche du groupe au cours des vingt dernières années et ainsi, de mieux les situer historiographiquement, théoriquement et conceptuellement.

Pour mémoire, rappelons que le GHM/MHG a été fondé par les historiens Richard Rice, Robert Sweeny et Brian Young de l’Université McGill en 1976. Nommé à l’origine le Groupe de recherche sur l’histoire des milieux d’affaires de Montréal/Montreal Business History Project, ses intérêts de recherche étaient surtout centrés sur la question de la transition capitaliste et se focalisaient donc sur le XIXe siècle et sur la bourgeoisie montréalaise, principalement anglophone, qui a été au cœur du développement industriel de la province[2]. Influencé par le courant d’histoire sociale d’inspiration marxiste alors dominant, ce premier collectif a principalement mis l’accent sur la dimension économique du social, cet aspect apparaissant alors comme le principal moteur du changement historique.

L’intégration de nouveaux membres au noyau initial durant les années 1980 a ensuite élargi le spectre des questionnements et des approches, tout en favorisant une prise de conscience de l’importance du genre, aux côtés de la classe et de l’ethnicité, comme catégorie sociale fondamentale. Sans délaisser sa perspective matérialiste, le groupe s’est alors davantage intéressé à l’expérience, notamment celle des individus de la classe ouvrière en étudiant leur vie quotidienne, leur agentivité (agency), leurs stratégies de survie, ainsi que la sphère domestique où celles-ci étaient élaborées et mises en œuvre. Tout en maintenant son intérêt pour les institutions économiques, politiques et religieuses[3], il a notamment intégré la famille et le droit à ses préoccupations et a de nouveau entrepris de scruter les rapports de pouvoir (de classe, de genre, d’ethnicité), cette fois dans une perspective socialiste et féministe assumée. Tout en maintenant ses méthodes de recherche collectives, le groupe a ajouté les archives judiciaires et policières, les recensements nominatifs, la presse, et une panoplie de documents de nature diverse, produits tant par des organismes publics que privés.

En 1989, afin de mieux refléter cette diversification des intérêts de recherche, des approches et des sources, le groupe adoptait son nom actuel. À partir des années 1990, il intégrait de plus en plus de chercheurs et de chercheuses travaillant sur le XXe siècle. Au même moment, plusieurs de ses membres empruntaient des perspectives faisant une plus large place à la dimension culturelle des phénomènes sociaux, ainsi qu’aux modes de construction et de régulation des identités individuelles et collectives et la manière dont celles-ci ont été revendiquées, contestées ou négociées. Puisant dans divers cadres théoriques qui ont réévalué l’impact de l’idéologie des sphères séparées sur la construction des identités, le groupe s’est alors intéressé aux « espaces intermédiaires » qui se situent entre le pouvoir formel (les institutions politiques et étatiques) et la vie privée (l’espace domestique de la famille)[4] où s’exercent d’autres formes de pouvoir et où se vivent diverses expériences[5]. C’est également à cette époque que le terrain d’enquête s’est étendu à la ville de Québec, comme point de comparaison prometteur pour mieux comprendre les spécificités montréalaises. Enfin, c’est au cours de cette période que le caractère bilingue du groupe a été renforcé par l’inclusion de plus en plus de membres francophones. Le GHM/MHG est ainsi devenu l’un des rares collectifs de recherche canadiens ou québécois à transcender les barrières linguistiques. Il est à noter que le positionnement particulier du groupe continue de se développer, notamment avec l’intégration récente de spécialistes d’histoire coloniale. Leurs travaux, sur les interactions et rapports de pouvoir entre les sociétés issues du colonialisme d’implantation et les premiers occupants du territoire (les peuples autochtones), ont ainsi permis d’incorporer cette dimension longtemps occultée de l’étude du passé québécois.

Les contributions réunies dans le présent ouvrage collectif s’inspirent en partie des questionnements élaborés dans les années 1990, mais aussi des problématiques développées par le GHM/MHG à partir de 2004 et portant sur la modernité. Ce thème a alimenté de nombreux travaux au Québec à partir des années 1970[6], le phénomène étant le plus souvent associé aux transformations économiques et sociotechniques résultant de l’industrialisation et de l’urbanisation, alors considérées comme des processus inéluctables et totalisants[7]. Par la suite, des études portant, par exemple, sur les dimensions institutionnelle et culturelle du catholicisme[8], sur la régulation sociale, le libéralisme et la formation de l’État[9] ont insisté sur la coexistence de la continuité et du changement, comme de la tradition et de l’innovation dans les processus de modernisation. Elles ont ainsi démontré que le passage à la modernité a alimenté bien des résistances aux transformations qu’elle engendrait. De manière générale, on peut dire que la compréhension « wébérienne » de la modernité[10] a longtemps dominé l’historiographie québécoise, alors même que de nombreux chercheurs soutenaient qu’une véritable compréhension de la modernité nécessitait d’intégrer la manière dont les gens — en particulier les habitants des grandes villes, haut lieu de la modernité — vivaient et s’adaptaient aux bouleversements qu’elle provoquait. Dans cette perspective, la modernité a été associée non seulement à une série de transformations structurelles et sociétales, mais également à la construction d’un appareil conceptuel au moyen duquel les gens ont appréhendé et intériorisé ces changements[11]. Cette compréhension renouvelée de la modernité, tout comme l’idée que les cultures locales subalternes ont su en modifier les formes pour les adapter à leur réalité[12], a alimenté les réflexions du groupe qui en est arrivé à définir la modernité comme « l’expérience intellectuelle, culturelle et matérielle de la révolution capitaliste industrielle [que] différents individus, groupes sociaux et institutions rencontrent et façonnent à différents moments et de manière différente »[13].

L’étude de la modernité a ouvert un important cycle de recherches pour le GHM/MHG qui lui a consacré ses travaux et réflexions jusqu’à tout récemment. Afin de mieux comprendre les multiples facettes de ce phénomène dans toute sa complexité, le groupe s’est d’abord interrogé sur la manière dont la modernité a modelé la conception de la citoyenneté dans ses différentes acceptions[14], a défini les pratiques de consommation, et fait apparaître de nouveaux objets et de nouveaux mécanismes de régulation sociale et morale. La prise en compte simultanée de ces trois axes de questionnements a permis d’insister sur les rapports entre citoyenneté et consommation. Cette dernière est notamment devenue l’une des expressions de la citoyenneté dans les sociétés modernes jusqu’à se fondre avec elle dans la figure du « citoyen consommateur ».

La question des « experts » a ensuite été au cœur des réflexions du groupe. Les recherches se sont ainsi concentrées sur les savoirs et le pouvoir que ces acteurs historiques ont tenté d’exercer, non sans contestations ou négociations, sur de larges pans de la population jugés « vulnérables »[15]. En fait, vulnérabilité et autorité sont apparues comme intrinsèquement liées. La fragilité et la dépendance — d’individus, de groupes ou d’institutions — générées par la modernité ont ainsi justifié l’autorité d’experts, de bureaucrates et d’autres élites anxieuses d’établir de nouveaux rapports de force pour mieux asseoir leur pouvoir. Il a alors été question de la manière dont des individus, des groupes ou des institutions ont réclamé, gagné ou perdu en légitimité dans la foulée des transformations issues de la modernité. L’accent s’est donc déplacé vers l’étude des actions et des logiques qui rendent certaines politiques, pratiques, institutions, relations d’autorité ou discours « justifiables », tout en portant une attention particulière à la contestation de la légitimité des groupes dominants par les groupes dominés. Ces derniers, en effet, peuvent aussi chercher à asseoir leur légitimité en utilisant, parmi d’autres outils ou stratégies, le discours des droits qui en est venu à caractériser la seconde moitié du XXe siècle. Enfin, tout récemment, le groupe s’est interrogé sur la construction des savoirs modernes. Afin de mieux cerner l’importance de leur rôle dans les processus de légitimation, les recherches se sont concentrées sur la création de nouvelles normes définies comme modernes et perçues comme naturelles, inévitables et désirables, bien qu’elles aient généré leur lot de dissensions et de contradictions. On retrouve ainsi au cœur de ce nouvel angle de questionnement les technologies et les connaissances mobilisées par différents acteurs sociaux impliqués dans des luttes de pouvoir, de même que les tensions entre et à l’intérieur de formes de savoir traditionnelles et modernes, officielles et locales, élitaires et subalternes.

Les articles que l’on trouve ici rassemblés s’inspirent de ces diverses interrogations et contribuent, chacun à leur manière, à relativiser l’image d’une modernité imposant une rupture radicale ou intégrale avec le passé. Couvrant le temps long des XIXe et XXe siècles que le groupe explore depuis près de 30 ans, tous placent les rapports de pouvoir au centre de leurs analyses. La classe sociale, le genre, l’âge, la religion, l’ethnicité et la race ont ainsi constitué les principales catégories sur lesquelles ces recherches se sont appuyées. Suivant une approche matérialiste et culturelle désormais bien ancrée au GHM/MHG, tous s’intéressent à la fois aux pratiques et aux discours, mais également à l’agentivité (agency) et aux questions identitaires. La présentation qui suit permettra de détailler les thématiques, problématiques et cadres théoriques et conceptuels propres à chacun et de montrer comment ils permettent d’éclairer certains aspects de la « modernité » québécoise.

Première partie : Genre, ordre libéral et modernité au dix-neuvième siècle

La première partie de ce livre électronique regroupe cinq textes portant sur le XIXe siècle, période sur laquelle les fondateurs du groupe ont initialement focalisé leurs travaux. Publiés entre 2005 et 2018, ils s’intéressent particulièrement à la manière dont le genre, la classe et la race sont (re)définis au regard des transformations politiques, économiques, sociales et culturelles de la période. Comme ils en attestent, ces changements, liés à la transition vers le libéralisme (et, dans une moindre mesure, le capitalisme), s’appuient « sur un processus d’exclusion », pour reprendre la formule utilisée par Dan Horner, soit l’exclusion des femmes, des pauvres et des immigrants au profit du citoyen masculin blanc issu de l’élite. Sous la plume de ces historien·ne·s, ce long XIXe siècle apparaît également comme étant marqué par une volonté de mettre en place une société ordonnée par le biais de règles, d’institutions et d’infrastructures visant la normalisation des citoyens et la régulation des espaces.

Dans un chapitre paru en 2005, Mary Anne Poutanen explore, à partir des archives judiciaires et des registres de police, la diversité des lieux de vie et des relations des vagabondes dans la ville de Montréal entre 1810 et 1842. Elle porte ainsi un regard inédit sur les femmes errantes, dont le milieu de vie n’est pas l’espace domestique, mais plutôt les lieux publics. Contrairement aux autres femmes, leurs relations de parenté, d’amitié et de solidarité ne se tissent pas dans le foyer, mais dans les rues, les espaces verts, les quais et entrepôts, les maisons de chambre et les débits de boisson. Ces liens de dépendances mutuels sont définis comme une « communauté radicale de femmes », concept emprunté à l’historienne Maria Luddy. Poutanen s’inscrit donc dans une historiographie affirmant « l’élasticité de la famille et la perméabilité des relations familiales ».

L’étude de ces femmes errantes permet aussi d’aborder la régulation sociale par la construction du crime de vagabondage au regard des normes bourgeoises d’ordre et de respectabilité, ainsi que par la constitution de la catégorie de vagabonde par l’identification policière. Démontrant « l’obsession de l’État pour la réglementation de l’espace public », ces constructions touchent particulièrement les femmes qui sont poursuivies pour des atteintes à l’ordre public et à la moralité. Considérées comme des pauvres non respectables (et non industrieuses), ces femmes sont souvent exclues des institutions charitables et doivent se tourner vers la détention en prison pour trouver un refuge temporaire.

Le chapitre de Bettina Bradbury, paru en 2008, examine un tout autre groupe de femmes qui s’affiche dans la sphère publique, soit les veuves ayant exercé leur droit de vote durant l’élection partielle de Montréal-Ouest en 1832. Malgré une masculinisation grandissante de la citoyenneté (et de la nation), les femmes répondant aux critères de la qualité d’électeur exercent leur droit en grand nombre au Bas-Canada, remettant ainsi en cause les nouvelles idées issues des révolutions française et américaine qui stipulent que la place des femmes est au foyer. C’est pourquoi leur droit de citoyenne est plus susceptible d’être contesté que celui des hommes et ces électrices, principalement des veuves, s’exposent à des « sous-entendus sexistes » dans les bureaux de vote et dans les reportages quotidiens publiés dans les journaux montréalais.

L’étude de l’expérience des veuves qui ont voté ainsi que l’enquête tenue après cette élection permet à Bradbury de proposer une nouvelle explication du rôle de cet événement comme un tournant pour les droits des femmes. Cette interprétation ne se cantonne toutefois pas à la propagation de l’idéologie des sphères séparées. Selon son analyse, les données statistiques concernant le comportement des électeurs, compilées par Jacques Viger (futur premier maire de Montréal) et présentées devant l’Assemblée législative, construisent les femmes comme « un type différent de citoyens » en associant leurs votes à des pratiques douteuses apportant de l’eau au moulin aux discours sexistes. Dans la foulée des travaux du sociologue Bruce Curtis, Bradbury démontre que l’apparente neutralité des connaissances produites par Viger sur ses concitoyens, particulièrement sur les électrices, a permis de légitimer la réforme électorale de la colonie et explique l’adoption du projet de loi de 1834 visant l’exclusion des femmes de la citoyenneté politique.

Les connaissances statistiques sur les populations font partie des outils développés par et pour la gouvernance libérale. Ce projet est au cœur de l’approche préconisée par Dan Horner (2013) pour étudier l’épidémie de typhus qui a fait rage à Montréal en 1847. « Plaque tournante commerciale et migratoire », cette ville est frappée de plein fouet par cette grave crise qui suscite des débats sur l’administration coloniale en milieu urbain. Si les étudiants ayant vécu la pandémie de COVID-19 sont plus conscientisés quant aux effets sociaux et politiques que ces événements peuvent engendrer, cet article offre une perspective historique sur les luttes entourant l’attribution et le chevauchement des compétences en matière d’immigration et de santé dans le contexte d’une épidémie majeure.

Située à l’intersection d’enjeux liés à l’immigration et à la santé publique, la politique de quarantaine est « l’un des débats les plus conflictuels qu’ait connus la ville durant l’épidémie » selon Horner. La localisation et la salubrité des installations abritant les immigrants, principalement des Irlandais ayant fui la famine, suscitent l’inquiétude des notables municipaux, des craintes auxquelles les autorités coloniales peinent à répondre. Dans leur volonté de faire déplacer les immigrants plus loin de la ville, les autorités municipales affirment leur désir de protéger la population montréalaise des maladies, mais aussi leur volonté de fournir un lieu de quarantaine salubre et sécuritaire aux immigrants. Les autorités coloniales, quant à elles, justifient le statu quo au regard de l’impératif de ne pas encourager la dépendance de ces nouveaux arrivants à l’égard du gouvernement. Durant cette crise, ce sont ainsi des valeurs libérales qui sont mobilisées par les deux factions. Préconisant des moyens différents, les autorités municipales et coloniales ont néanmoins le même objectif, celui de « transformer les immigrants malades et démunis en citoyens productifs ».

Au début du XIXe siècle, comme le souligne Poutanen, l’obscurité nocturne est considérée comme rendant invisible la « débauche » et est ainsi associée aux activités illicites et aux intentions criminelles. À la fin du siècle, l’implantation de réseaux de lampadaires modifie le rapport des urbains à l’obscurité. Dans un article publié en 2017, Nicolas Kenny aborde le développement rapide des villes nord-américaines (Montréal) et européennes (Bruxelles) par le biais de ces symboles de la modernité urbaine. Entre 1880 et 1910, les lampadaires incarnent l’ordre et la normalisation, ainsi que la sécurité, l’efficacité et la rentabilité. Dans ces discours s’inscrivant dans le libéralisme et la progression du capitalisme industriel, les « réverbères sont censés renforcer la liberté de déplacement du citoyen rationnel ».

Au-delà de cette perspective rationaliste, la démarche de Kenny emprunte à l’histoire des émotions, soit l’expérience émotionnelle et affective liée à la présence ou l’absence d’éclairage dans les espaces publics ainsi qu’à la manière dont l’accès à la lumière nocturne influe sur la façon dont les citadins perçoivent leur milieu de vie. La protection des lampadaires permet à la bourgeoisie de revendiquer « le pouvoir d’investir l’espace de la rue nocturne » et de vouloir le maîtriser et l’ordonner. Si l’obscurité demeure associée à la criminalité, l’éclairage des rues et des espaces publics permet de garantir la respectabilité et la moralité des déplacements et des activités des citoyens fréquentant la ville après la tombée du jour. Bien que de nouveaux groupes des classes moyennes et supérieures investissent la rue nocturne urbaine, cet espace demeure néanmoins comme un « site privilégié de la permissivité sexuelle » défini par le genre.

Finalement, Brian Young, doyen du Groupe d’histoire de Montréal, aborde un aspect méconnu de la modernisation du droit, celle du droit ecclésiastique, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Son chapitre, publié dans les actes d’un colloque soulignant le 225e anniversaire du parlementarisme au Québec (2018), permet d’explorer le lien entre la nation et la culture juridique. Par le biais de l’enseignement du droit canon dans les facultés de théologie, de droit et de médecine de la jeune Université Laval, il montre comment l’Église catholique cherche à favoriser la création d’une culture commune chez les élites canadiennes-françaises. Ce renforcement des liens entre identité nationale et droit canonique se propage sur le terrain par le biais de manuels de droit destinés aux prêtres des paroisses. Ainsi, Young montre que la modernisation de l’administration ecclésiale n’a pas empêché la persistance d’un cléricalisme juridique dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans le contexte de la transformation des rapports entre l’Église et l’État, le clergé utilise la formation continue en droit ecclésiastique comme un pilier de la relation entre l’Église et la nation. Cherchant à répondre aux défis que leur pose la sécularisation de la société civile, les autorités archidiocésaines de Québec mettent de l’avant le droit canon comme une composante du caractère distinctif du Canada français.

Deuxième partie : Genre, citoyenneté et consommation au vingtième siècle

Les spécificités et clivages linguistiques, religieux et nationaux propres au Québec sont également abordés dans les cinq textes qui constituent la deuxième partie de cet ouvrage. Au-delà d’un ancrage chronologique partagé – ils traitent essentiellement du vingtième siècle – on y trouve des préoccupations communes, notamment la démocratie et la citoyenneté, le rôle joué par la consommation dans l’économie capitaliste et les rôles social et politique joués par le genre. Des enjeux liés à l’histoire des peuples autochtones sont au cœur du chapitre signé par Brian Gettler, mais sont évoqués également dans le texte de Jarrett Rudy. La vision du Québec qui ressort de ces cinq chapitres est celle d’une société résolument moderne, c’est-à-dire de plus en plus urbanisée et industrialisée, en phase avec d’autres sociétés occidentales de cette époque. Qui plus est, aux yeux des auteurs de ces cinq textes, la Deuxième Guerre mondiale, et plus largement la décennie des années 1940, provoquent une rupture marquante dans les pratiques sociales, économiques et politiques au Québec.

Dans son texte publié en 2002, notre regretté collègue Jarrett Rudy explore le cas du « tabac canadien » comme un moyen de comprendre les transformations des identités canadiennes-françaises entre 1880 et 1950. Dans un contexte où le tabac canadien-français est méprisé par des connaisseurs au profit du tabac américain, plus coûteux, certains industriels locaux entreprennent une campagne de publicité « agressive » en faveur du tabac canadien, en misant sur « le goût de la patrie ». Évoquant des aspects du terroir et mobilisant les traditions, le folklore et certains personnages et épisodes bien connus de l’histoire du Canada français, ces entreprises tentent de soutenir la vente du tabac « d’ici ». Ces campagnes de promotion, qui ciblent une clientèle masculine, notamment rurale ou ouvrière, s’essoufflent après la Deuxième Guerre mondiale. Selon Rudy, cela s’explique par le fait que les valeurs de la société québécoise d’après-guerre, industrialisée et urbanisée, ne correspondent plus à l’identité rurale que cherchent à promouvoir les publicités pour le tabac canadien. Chez certains Québécois, choisir le tabac canadien-français demeure un geste patriotique, mais pour d’autres, cet objet de consommation symbolise un « retard », évoquant des traditions rurales dépassées, voire des individus rustres. Si ce texte signé par Rudy a été une contribution fort novatrice à l’historiographie québécoise et canadienne lors de sa parution en 2002, il s’inscrivait dans des historiographies internationales déjà fleurissantes à cette époque, en particulier celle de la consommation et celle du genre.

Paru la même année que l’article de Jarrett Rudy, le texte de Magda Fahrni s’inscrit, lui aussi, dans l’historiographie de la consommation. Moins préoccupée que Rudy par la question des identités, Fahrni souhaite comprendre le rôle des achats quotidiens, effectués notamment par des femmes mariées, dans l’élaboration de la citoyenneté (politique, sociale et économique) pendant et au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Elle montre que des femmes politisées savent tirer profit des relations qu’elles avaient tissées avec le gouvernement fédéral pendant la Deuxième Guerre mondiale à titre de consommatrices afin d’exiger de nouveaux droits de citoyenneté, et notamment le droit à un coût de la vie raisonnable, dans l’immédiat après-guerre. Fahrni donne comme exemples deux campagnes de mobilisation : d’abord, la grève des achats menée par des femmes auprès d’épiciers et de bouchers en 1947-1948 pour protester contre les prix élevés des fruits et légumes frais et de la viande ; ensuite, les revendications pour la légalisation de la margarine en tant qu’alternative abordable au beurre. À Montréal, les associations de consommatrices, tout comme leurs mobilisations, sont traversées par des clivages liés à la classe sociale et à la langue. Cependant, chez toutes ces femmes, ces revendications publiques témoignent d’une prise de conscience du potentiel de leur rôle de citoyenne-consommatrice dans un contexte marqué par la prégnance des discours sur la démocratie pendant et après la guerre, ainsi que par un État en pleine expansion et le début de la Guerre froide. Le militantisme des femmes mariées mis en valeur dans ce texte offre une alternative à ce que proposait une historiographie plus ancienne, notamment états-unienne, qui insistait sur le confinement des femmes mariées au sein de leur famille nucléaire dans les banlieues cossues construites au lendemain de la guerre. À l’instar du texte de Rudy, le chapitre de Fahrni montre également à quel point la société québécoise de l’après-guerre est une société urbanisée et industrialisée, où les besoins des consommateurs urbains entrent en opposition avec ceux des agriculteurs.

Comme Rudy et Fahrni, Brian Gettler s’intéresse aux transformations économiques et aux changements dans les pratiques de consommation au Québec au cours des XIXe et XXe siècles. Son chapitre examine la communauté wendate de Wendake, située près de la ville de Québec, au cours de la longue période qui s’étend du début du XIXe siècle jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Gettler insiste sur le fait que la société wendate connaît les mêmes transformations économiques que celles vécues par d’autres sociétés nord-américaines et européennes à cette époque. Plus particulièrement, il montre qu’au fur et à mesure que les revenus provenant de la chasse et de l’agriculture se sont amoindris, Wendake est devenu un lieu de production manufacturière de raquettes et de mocassins à grande échelle. Qui plus est, certains des résidents de cette communauté participent activement aux marchés financiers fonciers. Les familles wendates les plus impliquées dans ces activités économiques – les Vincent, les Picard et, surtout, les Bastien – ont su investir les profits de leur production manufacturière dans cette activité et ont parfois fourni du crédit aux familles wendates moins fortunées, ainsi qu’à leurs voisins canadiens-français. Gettler voit émerger une stratification socioéconomique, voire la formation de classes sociales, au sein de la communauté wendate, ainsi que des identités de classe renforcées par des pratiques de consommation impliquant l’accumulation de biens de luxe. Ainsi, il insiste sur le fait que des nations autochtones occupant le territoire devenu le Québec vivent, elles aussi, la Grande Transition et que leur participation au marché capitaliste structure les relations sociales et les rapports de pouvoir au sein de leur communauté.

Le chapitre de Tamara Myers traduit et reproduit ici se démarque quelque peu des autres chapitres que l’on trouve dans cette partie du livre. En effet, son autrice s’intéresse à des questions liées à la sexualité et au système de justice juvénile, sujets relativement absents des autres textes. Cependant, comme dans le cas de ceux signés par Fahrni et Rudy, le genre est une catégorie d’analyse primordiale dans cet article. Constatant que la sexualité des jeunes filles jugées délinquantes est, depuis le début du XXe siècle, une préoccupation majeure pour tous ceux rattachés de près ou de loin au système juridique, Myers se demande ce qu’il en est pour les jeunes délinquants masculins. Basant son analyse sur le dépouillement systématique des dossiers de la Cour des jeunes délinquants de Montréal, fondée en 1912, elle découvre qu’au début du XXe siècle, on interrogeait peu les jeunes garçons sur leur comportement sexuel, sauf lorsqu’on soupçonnait des actes homosexuels, des actes violents ou encore l’inceste. Cependant, la donne se transforme à compter des années 1940, dans un contexte où la Deuxième Guerre mondiale fait craindre une « épidémie » de délinquance juvénile et où la définition même d’un délinquant juvénile est modifiée en 1942 pour inclure les jeunes de moins de 18 ans (plutôt que de moins de 16 ans, comme auparavant). Dès lors, les corps et la sexualité des garçons deviennent préoccupants pour les juges, les travailleurs sociaux et les policiers impliqués dans le système de justice juvénile. Aux préoccupations déjà existantes (homosexualité, inceste) s’ajoutent des enjeux tels les maladies transmises sexuellement, l’exhibitionnisme et les relations hétérosexuelles, consentantes ou non. Comme l’avait déjà montré Myers dans ses travaux précédents, ce sont souvent les parents qui traînent leur jeune devant la Cour pour qu’il soit discipliné, traité ou protégé.

Enfin, l’article signé par Sean Mills, paru en 2019 dans la Canadian Historical Review, est le plus récent des textes traduits et reproduits ici. Dans ce chapitre, Mills se penche sur le cas de Louis Metcalf et son International Band, orchestre de jazz renommé qui se produit pendant cinq ans à Montréal dans les années 1940. Les sept membres de cet ensemble ont des origines raciales et ethniques fort diversifiées et, en cela, constituent un exemple de ce que pourrait être « la démocratie en musique ». Ces jazzmen qui, à travers des séances d’improvisation, initient le public montréalais au be-bop, un « langage musical nouveau » à cette époque, représentent, selon Mills, une « contestation de l’ordre établi ». Certes, dans les années 1940, Montréal demeure une ville où la ségrégation raciale est présente au sein du milieu artistique et où les divisions raciales, ethniques et linguistiques ont un impact déterminant sur les conditions de vie. Cependant, Mills constate une certaine ouverture sociale et politique au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, notamment chez les artistes. L’International Band est, selon l’auteur, l’un des acteurs principaux de cette ouverture ; pour ce groupe musical, la démocratie est toujours un projet en cours et lui-même un « orchestre du futur ». En ce sens, les préoccupations de Mills rejoignent celles que l’on trouve dans le chapitre signé par Magda Fahrni, qui s’intéresse, elle aussi, aux efforts populaires pour bâtir et investir une société plus démocratique pendant et après la guerre. Néanmoins, malgré ces tentatives d’ouverture, les politiques frontalières des États-Unis et les préjugés raciaux ont fait en sorte que cette expérience démocratique prenne fin après quelques courtes années.

Ce compte rendu chronologique des textes, qui détaille chacun de leurs questionnements, approches et grandes conclusions, ne doit pas faire oublier que leur regroupement thématique est aussi possible. Reflétant différentes époques dans l’évolution des problématiques du groupe, certains d’entre eux traitent de citoyenneté (Bradbury ; Fahrni ; Mills) et/ou de consommation (Rudy ; Fahrni ; Gettler). D’autres s’intéressent aux espaces intermédiaires et à des populations vulnérables, marginalisées ou criminalisées (Bradbury ; Poutanen ; Horner ; Myers), tandis que d’autres encore se penchent sur la gouvernance libérale et l’instauration d’un ordre public bourgeois qui, précisément, vulnérabilisent, marginalisent et criminalisent certains comportements ou situations pour mieux les réguler (Poutanen ; Horner ; Myers ; Kenny ; Mills). La question de la modernité et celle de la nation sont aussi abordées dans plusieurs textes (Young ; Rudy ; Kenny ; Gettler), tout comme celle de la masculinité (Rudy ; Myers). Plus largement, le genre, la classe et la race constituent des catégories d’analyse qui se retrouvent au cœur de la plupart de leurs interprétations, alors que la construction des savoirs constitue une dimension visible dans certains d’entre eux (Bradbury ; Horner ; Young). Cet ouvrage touche donc à une large variété de questions qui ont souvent été négligées ou peu examinées par l’historiographie québécoise. Nous espérons que son contenu saura susciter l’intérêt et stimuler la réflexion.


  1. Auparavant le FQRSC (le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture).
  2. Sur les débuts du groupe, voir la section historique de son site internet [En ligne : https://ghm.uqam.ca/qui-sommes-nous/historique­, page consultée le 27 juillet 2023].
  3. Et parfois pour la dimension économique des institutions religieuses : voir Brian Young, In Its Corporate Capacity, The Seminary of Montreal as a Business Institution, 1816-1876, Montréal et Kingston, McGill-Queen's University Press, 1986.
  4. Au sens que le groupe leur donne, ces « espaces intermédiaires », aussi désignés par les vocables « société civile », « espace public » ou encore « sphère sociale » par différents chercheurs et chercheuses, « recouvrent l'espace public des débats, au sens habermassien du terme, la sphère du social où se déploient les activités féminines philanthropiques et charitables ainsi que l'espace public urbain de la rue ». Concrètement, ils comprennent, outre la rue elle-même, les refuges, les institutions de charité ou d’éducation, les tribunaux ou établissements correctionnels, les associations citoyennes, les commerces, etc. Pour une discussion de ces espaces et des enjeux théoriques que pose leur conceptualisation, voir Bettina Bradbury et Tamara Myers, « Négocier des identités à Montréal aux XIXe et XXe siècles », Introduction du collectif Negotiating Identities in 19th and 20th Century Montreal, Vancouver, UBC Press, 2005, Trad. Isabelle Malo [En ligne: https://ghm.uqam.ca/wp-content/uploads/2021/10/bettina_bradbury_et_tamara_myers_negocier_des_identites_a_montreal_aux_xixe_et_xxe_siecles._introduction_.pdf, page consultée le 27 juillet 2023], p. 8-14.
  5. Pour des exemples de travaux inspirés de ces diverses perspectives théoriques et conceptuelles, voir Tamara Myers, Kate Boyer, Mary Anne Poutanen et Steve Watt (dir.), Power, Place and Identity. Historical Studies of Social and Legal Regulation in Quebec, Montréal, Montreal History Group, 1998 et Bradbury et Myers (dir.), Negotiating Identities.
  6. Gérard Bouchard, « Sur les mutations de l’historiographie québécoise : les chemins de la maturité », dans La société québécoise après 30 ans de changements, Fernand Dumont (dir.), Québec, Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1990, 253-267.
  7. Paul-André Linteau et al. Histoire du Québec contemporain : De la Confédération à la crise (1867-1929), Vol 1 et Le Québec depuis 1930, Vol. 2. Montréal: Boréal, 1979 et 1986; Paul-André Linteau, Histoire de Montréal depuis la confédération. Montréal: Boréal, 1992.
  8. Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène. Montréal: Boréal, 2003; Michael Gauvreau, The Catholic Origins of Quebec’s Quiet Revolution, 1931-1970. Montréal: McGill-Queen’s University Press, 2005; Ollivier Hubert, Sur la terre comme au ciel : La gestion des rites par l’Église catholique du Québec : Fin XVIIe-mi-XIXe siècle. Sainte-Foy: Presses de l’Université Laval, 2000; Christine Hudon, « La sociabilité religieuse à l’ère du vapeur et du rail ». Journal of the Canadian Historical Association 10, 1 (1999) : 129-147 ; Lucie Piché, Femmes et changement social au Québec : L’apport de la jeunesse ouvrière catholique féminine, 1931-1966. Québec: Presses de l’Université Laval, 2003; E.-Marin Meunier et Jean-Philippe Warren, Sortir de la Grande noirceur. L’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille, Sillery, Les Éditions du Septentrion, 2002.
  9. Jean-Marie Fecteau, La liberté du pauvre : Sur la régulation du crime et de la pauvreté au XIXe siècle québécois. Montréal: VLB, 2004; Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin, La société libérale duplessiste, Montréal, PUM, 1994; Dominique Marshall, Aux origines sociales de l’État-providence : Familles québécoises, obligation scolaire et allocations familiales, 1940-1955. Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 1998.
  10. C’est-à-dire une vision centrée sur la rationalité, la science, le progrès et sur les processus de bureaucratisation qui ont accompagné le développement du capitalisme, de l'État-nation et de la démocratie libérale (Max Weber, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, New York, Scribner’s, 1930).
  11. Marshall Berman, All That is Solid Melts into Air: The Experience of Modernity. New York: Simon et Schuster, 1982; Carl E. Schorske, Fin-de-siècle Vienna: Politics and culture. New York: Knopf, 1979.
  12. Dipesh Chakrabarty, « The Muddle of Modernity ». American Historical Review 116, 3 (2011): 663‑75.
  13. Tiré du texte de la demande de subvention FRQSC 2008-2012 du groupe.
  14. C’est-à-dire autant l’exercice (ou non) de droits politiques et l’obtention de droits sociaux et économiques que le sentiment d’appartenance (ou non) à une communauté politique qui en découle.
  15. Ces vulnérabilités pouvant prendre une dimension économique, sociale, corporelle, environnementale, etc.

Licence

Symbole de License Creative Commons Attribution - Pas d’utilisation commerciale - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International

Écrire la ville Copyright © 2023 by Denyse Baillargeon; Isabelle Bouchard; et Magda Fahrni is licensed under a License Creative Commons Attribution - Pas d’utilisation commerciale - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, except where otherwise noted.